Pour comprendre la puissance
opérationnelle et prédictive de notre notation chimique
moderne (fondée sur les atomes), il faudrait imaginer un
lycéen d'aujourd'hui, après une ou peut-être deux
années de chimie, qui assisterait, vers 1820, à un
débat passionné sur la teneur exacte en soufre de l'acide
sulfurique. Il n'y comprendrait rien…
Sa réaction :
Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? L'acide sulfurique,
c'est H2SO4
avec H = 1, S = 32, O = 16 ; ça se sait,
donc il suffit de faire une division !
Il le sait parce que, lors de sa première leçon de chimie, on lui a appris (non par l'expérience, mais par de belles figures en couleurs) "l'évangile" : la matière est constituée d'atomes1 indivisibles, chacun avec son poids bien fixe, et ces atomes peuvent s'assembler en molécules selon des règles précises qui ressemblent à un langage, le langage des atomes et des molécules. Mais au moment où naît la chimie rationnelle, aux environs de 1700, le chimiste, lui, n'a pas de jolies figures en couleurs… Il sait faire apparaître beaucoup de choses dans ses cornues ou ses alambics, mais ces "signes" sont aussi mystérieux pour lui que les signes chinois, japonais ou hébreux pour celui qui ne connaît rien à ces écritures. Il est comme Champollion devant les hiéroglyphes, la pierre de Rosette en moins… Comment, en
à peine plus d'un siècle, le mystère a-t-il
été percé ? Pourquoi a-t-il fallu attendre encore
plus d’un demi-siècle avant d'utiliser cette incroyable
découverte ? Ce sont les questions auxquelles je vais tenter de
répondre.
Pour cela je n'ai recherché aucune prétention scientifique ; je ne suis même pas sûr d'avoir toujours suivi la pure et stricte vérité, car en écrivant ces quelques lignes, je m’intéressais plus à ce qui s'était passé alors dans les têtes que dans les éprouvettes… Seuls deux passages m'ont obligé à faire un peu de théorie :
1 - ESSOR DE LA CHIMIE : STAHL
Sans doute au premier abord, les
théories nous semblent fragiles et l'histoire de la science nous
prouve qu'elles sont éphémères ; elles ne meurent
pas tout entières pourtant, et de chacune d'elles il reste
quelque chose.
Henri
Poincaré
S'il
fallait choisir un seul mot pour distinguer l'alchimie de la chimie, ce
mot serait transmutation. L'alchimiste sait, par exemple, calciner le
vif-argent (le mercure) et il obtient ainsi des pellicules ou
paillettes rouges. Mais ces paillettes, qui n'ont plus aucune des
propriétés du mercure initial, sont pour lui,
fondamentalement, autre chose que du mercure : il y a eu transmutation.
De même, en chauffant une "terre" soigneusement choisie et
extraite avec du charbon de bois incandescent, on obtient du fer. Le
charbon de bois a transmuté la "terre" en fer. Avec de telles
idées on pouvait se demander en effet si l'on ne trouverait pas
un jour une terre (ou une pierre) capable de transmuter le plomb en or.
L'alchimie nous a laissé la connaissance de produits tels que des acides, des alcalis, des métaux, mais aussi et surtout ses instruments : le fourneau, la cornue, l'alambic, le mortier, le bain-marie4, le bécher. Par sa
doctrine profondément originale, Georg Stahl (1660-1734) va se
démarquer presque totalement de l'alchimie. C'est un
médecin, le médecin officiel de la cour de Prusse, donc
un personnage important qui, outre la médecine,
s'intéresse aussi à la biologie et à ce qu'il faut
bien appeler maintenant la chimie. Il est impossible d'exposer ici
l'ensemble de la doctrine chimique de Stahl tant elle est complexe.
Mais il est indispensable d'en citer les points qui vont concourir
à la réflexion vers l'hypothèse atomique :
Cette
dernière hypothèse sera particulièrement riche de
conséquences. Lavoisier, par exemple, reconnaîtra le
mérite de Stahl pour l'avoir formulée. Dès le
début on a fait observer à Stahl qu'il était tout
de même curieux que le métal déphlogistiqué
soit plus lourd que le métal initial. Mais cette objection n'a
pas paru beaucoup le troubler : selon lui le phlogistique est tellement
léger qu'il rend aussi plus léger le métal avec
lequel il est uni… hum !
La rupture produite par Stahl se fait aussi dans les mentalités. On ne proclame plus : "Aristote a dit… ", "Marie la Juive a écrit…", "la Table d'Émeraude d'Hermès Trismégiste nous enseigne que…". Stahl propose une théorie qui lui est propre et recherche une cohérence susceptible d'emporter la conviction. Par ailleurs on peut être certain - c'est dans la nature humaine - que tout le monde ne va pas être d'accord avec lui pour l'éternité… Mais pour le contredire, il faudra avancer des arguments plus convaincants que les siens. Le progrès est en marche… 2 – LAVOISIER : REFAIRE
LA VÉRITÉ
Lorsque le débitant de ces
imperturbables assertions descend de la tribune et va s'asseoir
impassible à sa place, vous le suivez du regard, suspendu que
vous êtes entre une espèce d'épouvante et une sorte
d'admiration ; vous ne savez si cet homme n'a point reçu de la
nature une autorité telle qu'il a le pouvoir de refaire ou
d'anéantir la vérité.
François-René
de Chateaubriand
Le
succès des thèses de Stahl fait de la chimie une science
reconnue, enseignée, ayant son corps de doctrines, même si
le chimiste n'a pas encore bonne presse : il vit dans la crasse, les
fumées, les mauvaises odeurs ; c'est un homme qui travaille, qui
se salit les mains, contrairement aux beaux docteurs en robe5.
Au 18ème siècle, à Paris, un disciple de Stahl, Rouelle, donne des cours de chimie qui tiennent plus de la réunion mondaine à vocation scientifique que de la Faculté des Sciences. Parmi ses auditeurs on note Diderot, Venel (qui participera à l'Encyclopédie), mais aussi Turgot et… Lavoisier6. Comme il fallait s'y attendre, les thèses de Stahl ne font pas l'unanimité. Le phlogistique apparaît bientôt comme un article de foi. Il y a les croyants - les plus nombreux - et les mécréants. Lavoisier appartient à la seconde catégorie. Mais c'est un mécréant particulièrement opiniâtre et coriace qui ne se contente pas de se tapoter le menton d'un air dubitatif. Dans sa bataille contre le phlogistique il va utiliser une arme redoutable : la balance. Or à la fin du 18ème siècle, et déjà depuis longtemps, la pesée représente la mesure la plus précise de la physique. Les physiciens et les chimistes de ce temps utilisent le même instrument - le trébuchet - que celui fabriqué avec soin pour peser l'or, les monnaies7, les pierres précieuses, toutes choses avec lesquelles on ne badine pas. Au cours d'une série d'expériences décisives réalisées à partir de 1777 Lavoisier montre que :
Mais surtout
il
fait à cette occasion une découverte fondamentale qui
sera toujours vérifiée par l'expérience : la masse
totale des réactifs engagés dans la réaction est
égale à la masse totale des produits formés.
Nouveauté inouïe : personne n'avait encore eu le culot de prétendre qu'après avoir brûlé, un gros tas de bois dont il ne reste que quelques cendres avait donné un poids de produits bien supérieur à celui du bûcher initial9. Pour une loi générale, c'était une loi générale : vous faites réagir tout avec n'importe quoi (pourvu que ça réagisse), la masse totale des produits formés sera TOUJOURS égale à la masse totale des réactifs engagés dans la réaction. Le conte de
fée que l'on nous raconte sur Lavoisier (surtout en France)
voudrait que sa découverte fût accueillie dans
l'enthousiasme général. Il n'en fut rien. Elle fut
acceptée par la plupart dans la résignation, parce que
les faits sont les faits et qu'on n'y peut rien… Beaucoup se
lamentaient même à l'annonce des résultats,
à l'instar du chimiste Macquer : "Monsieur Lavoisier m'effrayait
depuis longtemps par une grande découverte qu'il
réservait in petto, et qui n'allait pas moins qu'à
renverser de fond en comble toute la théorie du phlogistique ou
feu combiné : son air de confiance me faisait mourir de peur.
Où en aurions-nous été avec notre vieille Chymie
s'il avait fallu rebâtir un édifice tout différent.
Pour moi, je vous avoue que j'aurais abandonné la partie."
Macquer se fera une raison en pensant qu'entre le phlogistique et l'oxygène la rupture n'est pas totale et qu'un compromis peut encore être trouvé. Il y eut aussi des réactions plus violentes : en Allemagne Lavoisier fut brûlé en effigie10. Mais Lavoisier eut aussi (et beaucoup) d’admirateurs inconditionnels, parmi lesquels il faut citer le chimiste dijonnais Guyton de Morveau, mais aussi Berthollet et Fourcroy, qui travaillèrent à en finir avec le galimatias incompréhensible au commun des mortels de la chimie du 18ème siècle, en introduisant, pour nommer les corps, des termes cohérents avec leur composition et leurs propriétés chimiques. Pour la
première fois résonnent ces termes
si agréables aux oreilles du chimiste moderne : acide
sulfurique, acide sulfureux, sulfates, sulfures, sulfites, et tant
d'autres.
Exit
l'air
déphlogistiqué, place à l'oxygène,
Exit l'esprit de sel, place à l'acide chlorhydrique, Exit l'eau forte, place à l'acide nitrique, Exit le sel mirabile, place au sulfate de sodium --- etc --- 3 - L’ATOME
D’AVOGADRO
Aussi quand il se présente à
nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en
défier et de considérer qu'avant qu'elle fût
produite, sa contraire était en vogue, et, comme elle a
été renversée par cette-ci, il pourra naître
à l'avenir une tierce invention qui choquera de même
la seconde.
Michel de Montaigne
Lavoisier
ayant ouvert la voie avec son trébuchet et ses
éprouvettes à gaz, on n'allait pas s'arrêter en si
bon chemin. Pour ce qui concerne la marche vers l'atome, les grandes
dates tombent coup sur coup : 1806, 1807, 1809, 1811.
Au cours des
années 1802-1806, Joseph Proust (1754-1826) observe que les
corps se combinent en poids dans des proportions simples. Par exemple
1g d'hydrogène avec 8g d'oxygène, ou 2g avec 16g, mais
jamais autrement pour obtenir de l’eau. C'est la loi des
proportions définies, capitale pour l'histoire de la chimie,
mais qui n'a plus d'intérêt pratique aujourd'hui.
Berthollet, qui voit la réaction chimique comme une combinaison
progressive et équilibrée11,
entame une assez vive et
longue polémique avec Proust à ce sujet.
A partir de 1804, Dalton, séduit, lui, par la loi des proportions définies, complète les observations de Proust en remarquant que lorsque deux corps se combinent pour donner plusieurs composés, il y a toujours un rapport simple entre un même poids de l'un de ces corps avec les divers poids de l'autre qui conduisent à ces composés. Par exemple 14g d'azote peuvent se combiner avec 8g, 16g 24g, 32g ou 40g d'oxygène. Or 8, 16, 24, 32 et 40 sont dans des rapports simples. C'est la loi des proportions multiples. Mais Dalton va beaucoup plus loin que Proust dans ses hypothèses. Il suppose que sa loi et celle de son devancier traduisent le fait que les corps ne s'engagent dans des réactions que par des quantités discrètes, extrêmement petites, et que ces quantités sont des atomes. En 1807 il publie sa théorie atomique et propose une notation basée sur les atomes. Mais cette notation est très approximative. Traduite en symboles modernes, il écrit par exemple l'eau HO et le méthane CH. Reconnaissons lui son grand mérite : il est le premier à ouvrir véritablement la bonne voie. En 1809, le français Gay-Lussac remarque que, dans les mêmes conditions de température et de pression, les gaz, lorsqu'ils se combinent, le font dans des rapports simples (on va finir par croire que c'est une manie de la chimie). Par exemple : 1 volume de chlore avec 1
d'hydrogène
1 volume d'oxygène avec 2 d'hydrogène 1 volume d'azote avec 3 d'hydrogène Pour
l'immense majorité des chimistes de l'époque, la
théorie atomique de Dalton représente une vaste
fumisterie qui ne repose sur aucune réalité, et pour
cause, puisque personne n'a jamais vu ces fameux atomes, ni même
pu les dénombrer.
Or un chimiste italien, Amedeo Avogadro, non par un appareil d'optique qu'il est bien incapable de construire, mais par une hypothèse dont la hardiesse laisse pantois, va se permettre de compter les atomes dans les molécules12. Ceci est d'autant plus méritoire que ni la notion d'atome, ni la notion de molécule ne sont alors clairement définies. Avogadro pensait que les éléments - tels l'hydrogène, l'oxygène, l'azote, le chlore - existaient à l'état d'atomes, alors que les corps composés étaient des associations d'atomes (comme nos molécules actuelles). Depuis longtemps l'attention d'Avogadro était attirée par les propriétés bizarres des gaz en général. Ils occupent tous tout le volume qu'on leur offre, ils se comportent tous de la même façon vis à vis de la pression et de la température. D'où vient donc cette curieuse similitude ? Mais quand il prend connaissance de la loi de Gay-Lussac, pour lui, c'est le déclic : si les gaz ont ces propriétés surprenantes, c'est qu'ils sont constitués de particules infiniment petites (atomes ou molécules) et que dans les mêmes conditions, un même volume de gaz, QUEL QUE SOIT CE GAZ, contient le même nombre de particules. Si c'est vrai, les conséquences sont effarantes. Pour vous les faire sentir, j'ai besoin d'un peu de votre attention. Vous êtes prêts ? C'est parti : Avogadro prend pour référence le poids d'un atome d'hydrogène, le gaz le plus léger connu. Il écrit donc H = 1. Notez que ce n'est ni plus idiot, ni plus arbitraire que de prendre 1 litre d'eau = 1 kilogramme. Puis il compare la densité des autres gaz par rapport à la densité de l'hydrogène13. Par exemple, dans les mêmes conditions, l'oxygène est 16 fois plus dense que l'hydrogène. Avec son hypothèse si H = 1, il faut donc que O = 16. De plus on sait, comme l'a confirmé Gay-Lussac, que 1 volume d'oxygène se combine avec 2 volumes d'hydrogène pour donner de l'eau. Toujours d'après son hypothèse, l'eau s'écrit donc H2O (2 atomes d'hydrogène, 1 d'oxygène), suite à la réaction : H + H + O => H2O (gaz) 1 volume + 1 volume + 1volume => 1 volume Mais là, 1er hic : 2 volumes
d'hydrogène, en se combinant avec 1 volume d'oxygène ne
donnent pas 1 volume de vapeur d'eau, mais 2 volumes
(l'expérience dixit).
Par
ailleurs, comme H = 1 et O = 16, on doit
obtenir H2O = 18, donc une vapeur 18 fois
plus lourde que l'hydrogène;
Mais là, 2ème hic : la
vapeur d'eau est seulement 9 fois plus lourde que l'hydrogène
(l'expérience dixit).
Alors
Avogadro, qui n'est pas à court d'idées, va supposer que
les gaz qu'il manipule, ne se présentent pas sous forme
atomique, mais sous forme de combinaisons comportant 2 atomes
identiques. Il ne faut donc pas écrire H, O, N, mais H2,
O2, N2.
Pour les comparaisons entre éléments, cela ne change
rien. La molécule d'oxygène reste 16 fois plus lourde que
celle d'hydrogène, et l'atome d'hydrogène 16 fois plus
léger que celui d'oxygène. Mais pour la cohérence
avec l'expérience, cela change tout. Il ne faut plus
écrire :
H
+ H +
O => H2O
mais H2
+ H2
+ O2
=> 2 H2O
1vol + 1vol +
1vol
1vol
1vol + 1vol +
1vol
2vol
donc, résolu, le
1er hic...
Par
ailleurs H2O
(18) est bien 9 fois plus
lourd que
H2 (2)
donc, résolu, le
2ème hic.
Et l'on peut
continuer… En croisant analyse élémentaire et
densité gazeuse, on peut par exemple résoudre les cas,
bien embarrassants, du méthane, de l'éthane, de
l'éthylène et de l'acétylène. Ce sont des
corps gazeux, constitués de carbone et d'hydrogène, qui
brûlent dans l'oxygène en ne donnant que du gaz carbonique
et de l'eau, ce qui simplifie à l'extrême l'analyse
élémentaire. En appliquant l'hypothèse d'Avogadro
on trouve respectivement CH4 , C2H6
, C2H4
et C2H2
avec C = 12 (que l'on peut trouver aussi à partir du gaz
carbonique).
On a l'impression que les formules moléculaires sont dans une pelote de ficelle dont on tient un bout. Il suffit de tirer. Il suffit,
à un détail près : c'est qu'à cette
époque la plupart des chimistes frémissent rien
qu'à l'idée de s'engager dans une telle voie.
Au fur et à mesure qu'il prend connaissance des "trouvailles" d'Avogadro, Berthollet - qui ne supporte déjà pas les proportions définies et n'a pas achevé de vider sa querelle avec Proust à ce sujet - est sur des charbons ardents. Il n'est pas le seul, loin de là. Mais quand arrive la nouvelle qu'Avogadro considère les gaz simples comme bi-atomiques et qu'il écrit par exemple H2 , O2, N2 , alors là, non, trop, c'est trop. La goutte d'eau, c'est le cas de le dire, fait déborder le vase. On veut bien tout avaler, mais tout a des limites ! Qu'on essaie de nous faire croire que l'eau est formée de particules dans lesquelles il y a deux particules d'hydrogène, passe encore ; mais affirmer que dans l'hydrogène gazeux ces mêmes particules sont associées chimiquement deux par deux, de qui se moque-t-on ? C'est l'affinité qui préside aux associations chimiques, il y a des tables pour cela. Or, l'affinité est fondée sur une différence : c'est pour cela que les acides réagissent avec les bases et les éléments électronégatifs avec les électropositifs. Quelle affinité un atome d'hydrogène, si tant est qu'il existe, peut-il bien avoir avec un autre atome d'hydrogène strictement identique ?
Malheureusement pour lui, la belle construction d'Avogadro est
comme un géant aux pieds d'argile car elle ne repose que sur une
hypothèse. Lavoisier a toujours pu clouer le bec à ses
contradicteurs en leur disant : "Prenez votre balance et voyez
vous-même". Avogadro ne le pourra jamais. En conséquence,
il ne trouvera que peu de soutien : chez Dumas (dans un premier temps),
davantage chez Berzelius, mais ce dernier, en raison de son attachement
à la théorie dipolaire de la liaison chimique,
n’admettra jamais que les molécules gazeuses puissent
être diatomiques. Avogadro mourra en 1856 sans voir son
génie reconnu.
Pour
être complet, il faut ajouter qu'en ce début du
19ème siècle les préoccupations théoriques
sont au second plan car la chimie appliquée est triomphante.
"Tous les jours, c'était quelque prodige". Aujourd'hui on ne
peut imaginer tout ce qu'elle a apporté en quelques
années, comment elle a bouleversé la vie, y compris celle
des plus pauvres, et dans le bon sens14. Si
l'on voulait analyser et
rassembler les conséquences directes des inventions chimiques du
début du 19ème siècle sur l'industrie moderne, il
faudrait presque une bibliothèque. Contentons nous de regarder
et de méditer sur ce qui, dans nos propres maisons, nous vient
droit de cette époque : la soude caustique pour déboucher
les éviers, l'acide chlorhydrique pour détartrer, l'eau
oxygénée pour soigner les bobos, le savon de Marseille,
la glycérine, les bougies stéariques, les allumettes,
sans oublier l'increvable eau de Javel, œuvre de Berthollet, qui
mériterait à elle seule un ouvrage à sa gloire.
Le statut
social des chimistes a suivi le mouvement. Il serait fastidieux de
citer toutes les gratifications, tous les honneurs, toutes les
dignités qui pleuvent sur eux. Deux cas permettent de saisir le
chemin parcouru depuis le siècle précédent :
Berthollet, anobli par Napoléon, avec le titre de comte, fait
assez rare pour un civil ; Gay-Lussac, élevé au rang de
Pair de France par Louis-Philippe...
Alors, l'atome… 4 - LE MORT
RÉCALCITRANT
L'art de l'investigation scientifique est
la pierre angulaire de toutes
les sciences expérimentales. Si les faits qui servent de base au
raisonnement sont mal établis ou erronés, tout
s'écroulera ou tout deviendra faux ; et c'est ainsi que, le plus
souvent, les erreurs dans les théories scientifiques ont pour
origine des erreurs de faits.
Claude Bernard
Lorsque
Avogadro émet son hypothèse, il n'arrive
pas sur un terrain vierge ou, comme on dit maintenant, en champ libre.
Dès la fin du 18ème siècle, pour utiliser de
façon pratique la loi pondérale et quantitative de
Lavoisier (et non pour en rendre compte), les chimistes se mettent
à définir des équivalents-poids, unités
supposées commodes, issues de la seule expérience, mais
qui de ce fait même atteindront vite leur limite car elles ne
présupposent aucune théorie générale de la
structure de la matière.
Le fossé qui se creuse entre les atomistes (minoritaires) et les équivalentistes (majoritaires) est donc fondamental : c'est celui qui sépare les rêveurs des pragmatiques, et ces derniers seront impitoyables. Dès 1825 l'atome est moribond, l'œuvre d'Avogadro méprisée, voire oubliée. En 1836, en conclusion d'une conférence prononcée au Collège de France, Dumas, celui-là même qui avait au début soutenu Avogadro, constate et approuve le décès : "Que nous reste-t-il de l'ambitieuse excursion que nous nous sommes permise dans la région des atomes ? Rien, rien de nécessaire du moins. Ce qui nous reste, c'est la conviction que la chimie s'est égarée là, comme toujours, quand, abandonnant l'expérience, elle a voulu marcher sans guide au travers des ténèbres. L'expérience à la main, vous trouverez les équivalents de Wenzel, les équivalents de Mitscherlich, mais vous chercherez vainement les atomes tels que votre imagination a pu les rêver. Si j'en étais le maître, j'effacerais le mot atome de la science…. " "Si j'en
étais le maître" n'est pas seulement une figure
de style pour Dumas : l'année suivante, il exile à
Bordeaux son élève Laurent, coupable d'avoir
développé une théorie sur les radicaux15
qui
risque de rouvrir la voie à l'hypothèse atomique. Le
proscrit sera même privé de laboratoire pour
l'empêcher de nuire.
Que sont ces équivalents prônés par Dumas ? D'abord ce sont les poids des éléments capables de se combiner à 1g d'hydrogène ou de déplacer 1g d'hydrogène d'une autre combinaison ; puis, pour trouver les équivalents-poids des composés, on opère par association. Ainsi, 1g d'hydrogène peut se combiner avec : 8g
d'oxygène,
donc O = 8
35,5g de chlore, donc Cl = 35,5 Par association, l'eau se note HO (1g d'hydrogène, 8g d'oxygène) et son équivalent-poids est 9. Cela peut paraître simple, mais poursuivons. Le sodium peut déplacer de l'hydrogène de l'eau en donnant de la soude. Or 23g de sodium déplacent 1g d'hydrogène. On écrit donc Na = 23. Mais comme on a écrit l'eau HO, la tentation est trop forte pour ne pas poursuivre en écrivant : Na
+ HO
=> NaO + H
et de prendre, donc, pour formule de la soude NaO. Or, en
toute
rigueur, NaO représente 31g d’oxyde de sodium (une
demi-mole de notre Na2O). Il y a donc
déjà là une
erreur de nomenclature : on confond l'oxyde et l'hydroxyde,
péché véniel à l'époque…23g 1g Plus grave, la
formulation NaO ne peut pas rendre compte, - et
pour cause ! - de l'ensemble des propriétés chimiques de
l'hydroxyde. Alors, lorsque le besoin s'en fait sentir, un
équivalent-poids d'eau, surgi d'on ne sait où, vient
s'accoler à NaO. Dans ces conditions la soude s'écrit
aussi NaO,HO, ce qui correspond de loin à notre NaOH, mais
laisse la désastreuse impression que 9g d'eau peuvent cohabiter
avec 31g d'oxyde de sodium sans réagir.
Encore avons-nous choisi le cas ultrasimple de la soude ; le carbonate de calcium (notre CO3Ca), lui, doit s'écrire 2CaO,C2O4 en précisant que le 2 initial ne concerne que CaO. Même un non initié peut comprendre la difficulté d'utiliser un tel "équivalent" dans des équations chimiques. Comment
peut-on en arriver là ? Tout simplement en confondant
l'objet avec la valeur qui le mesure. Reprenons dès le
début : on constate expérimentalement que 1g
d'hydrogène réagit avec 8g d'oxygène pour donner
9g d'eau. Très bien. On décide, par convention, de noter
ce résultat HO = 9g. Parfait, une convention n'engage à
rien ; disons que HO est une façon originale d'écrire 9g,
tout en précisant que 1+ 8 = 9, ce qui n'est pas un scoop. Mais
embarquer HO dans des équations chimiques en tant qu'eau, c'est
une erreur de fait. L'eau n'est pas HO, de même qu’un homme
qui mesure 1m80 n'est pas 1m80…
Lorsque le chimiste de 1840, après avoir constaté expérimentalement que 23g de sodium déplacent 1g d'hydrogène de l'eau écrit :
Na + HO =>
NaO + H
il a
mathématiquement raison s'il veut dire par
là que
23g + 9g =
31g + 1 g
mais chimiquement
parlant, il délire ; et s'il
délire c'est qu'il n'a aucun garde-fou
lui permettant de
séparer l'exactitude du n'importe quoi.
Imaginons de nos jours un jeune chimiste, très novice et un peu distrait, qui après la même constatation expérimentale écrirait :
Na
+ H2O => NaO
+ H2
Il
s'apercevrait vite
qu'il obtient ainsi 2g, et non 1,
d'hydrogène et que la seule façon de rendre compte
correctement de l'expérience est d'écrire :
Na
+ H2O =>
NaOH
+ 1/2 H2
Pour monter
d'un cran dans le raisonnement, il faut
bien comprendre qu'une équation chimique est toujours un
discours EXPLICATIF d'une réalité expérimentale.
Or ce discours, qui concerne la transformation de la matière, ne
peut faire l'économie d'une théorie cohérente de
la constitution de la matière. Et ce n'est pas là une
fantaisie propre à la chimie : on peut aussi observer depuis la
terre les mouvements des planètes, mais un discours EXPLICATIF
de ces mouvements ne peut faire l'économie de la théorie
de Newton sur la gravitation universelle16.
Malgré tout, tant que l'on ne quitte pas le
domaine de la chimie minérale on peut, moyennant quelques
béquilles et autres prothèses, faire "marcher" les
équivalents. Mais en abordant la chimie organique, tout se
complique. "L'expérience à la main", comme le dit si bien
Dumas, quel est l'équivalent-poids de l'alcool ordinaire ? Et
que penser de la bande des quatre : méthane, éthane,
éthylène, acétylène ? Selon que l'on
prend l'un ou l'autre, l'équivalent-poids du carbone,
supposé constant, sera 3, ou 4, ou 6, ou 12 ; en attendant le
propane qui permet de proposer 4,5 et le butane
4,8…… Le choix est ouvert et l'imagination explose :
chaque école y va de sa petite idée, et donc de sa petite
formule. Dans le courant des années 50, chaque formule
finit
par désigner plusieurs composés. Pire, un même et
seul composé est défini - si l'on peut dire - par
plusieurs formules. La palme revient tout de même à
l'acide acétique (une espèce chimique relativement
simple, notre CH3CO2H)
mais qui, selon que l'on est ici ou là, selon
que Pierre, Paul ou Jacques tient la plume, a l'honneur de pouvoir
être écrit de 19 façons différentes !
Chassé de la chimie officielle, l'atome se vengeait. Quatre-vingts ans après les expériences mémorables de Lavoisier et les efforts de Guyton de Morveau, la nomenclature et surtout la notation étaient devenues une jungle inextricable… 5 – CANNIZZARO : L’INCONTOURNABLE ATOME L'accord avec l'expérience est,
pour une théorie
physique, l'unique critérium de vérité.
Pierre Duhem
En 1860
la cacophonie était telle que
Kékulé17, un jeune chimiste
allemand, mais
déjà de renommée internationale, prit une mesure
radicale : réunir le premier Congrès International de
Chimie avec un objectif prioritaire : se mettre d'accord une fois pour
toutes sur la notation. Il était évident que ces trois
jours passés à Karlsruhe resteraient dans l'histoire de
la chimie comme le Congrès de Kékulé ; ce fut
celui de Cannizzaro.
Stanislao Cannizzaro est un chimiste italien18 de 34 ans. Il vient de s'illustrer sur les définitions de la molécule et du nombre d'Avogadro. Autant dire que c'est un atomiste convaincu. Mais il sait qu'entre les atomistes et les équivalentistes le fossé est tel qu'il ne sera pas comblé en trois jours… Aussi, avec beaucoup d'intelligence, beaucoup de diplomatie, beaucoup de conviction, il prêche l'aspect concret, le côté opérationnel des choses. Il démontre que si l'on veut une notation qui rende compte des phénomènes expérimentaux, que chacun puisse comprendre et utiliser, il faut se ranger à celle qu'il expose, celle issue des travaux de son compatriote Avogadro, même si sa théorie atomique laisse encore perplexe19. Malgré cela le congrès de Karlsruhe se termine sur un échec en demi-teinte. Pourtant cet échec n'est qu'apparent. Le plaidoyer de Cannizzaro a laissé une impression profonde et durable. En
congrès les déclarations
fracassantes, les professions de foi abruptes, les jolis mouvements de
menton à la tribune sont une chose. Revenu dans le calme de son
laboratoire, on "descend en soi-même", selon l'expression si
juste de Corneille. Et les doutes s'installent : "suis-je sûr
d'avoir raison ? ", "que vont devenir mes travaux si seule une
poignée d'initiés les comprend ? ", "se ranger à
la seule solution possible, est-ce se renier ou faire preuve de sagesse
?"…
De plus, à partir de 1860, l'évolution même de la chimie semble donner raison à l'atome. C'est l'époque où se répand partout la notion de valence des éléments, découverte en 1853 par Frankland ; Kékulé a établi la tétravalence du carbone dès 1857, ce qui a pour conséquence de remettre la chimie organique, longtemps égarée, sur la bonne voie…… la barque équivalentiste fait eau de toutes parts. Pour la couler plus vite, les atomistes vont jusqu'à sortir des placards les travaux d'une paire inséparable de chimistes français, Dulong et Petit (cela ne s'invente pas et fait depuis 150 ans la joie des amphis) qui, au début du siècle, ont mesuré les chaleurs spécifiques d'un nombre impressionnant de composés solides. Or, à chaque fois, si l'on retient la formule moléculaire proposée par Cannizzaro, on trouve une valeur voisine de 6 calories par atome-gramme représenté dans la formule, ce qui renforce le camp des atomistes. Même le langage trahit le triomphalisme, pour ne pas dire l'arrogance de ces derniers : ils ne parlent plus d'hypothèse, mais de LOI d'Avogadro. Elle est loin l'année 1836 où, terrés dans leur coin, ils se faisaient sermonner par Dumas ! Le mouvement s'amplifie et s'auto-entretient : l'un entraînant l'autre, chacun se met à écrire du Cannizzaro. Les irréductibles disent, pour s'excuser, que s'ils écrivent - par exemple - H2O et non HO, c'est pour simplifier, pour faire que tout le monde comprenne. Mais, précisément, tout le monde ou presque a compris. Si l'on écrit H2O c'est, bien sûr, parce que dans les équations l'eau "compte" pour 18g, mais aussi et surtout parce que l'eau est constituée de molécules, et que ces molécules sont chimiquement formées de 2 atomes d'hydrogène et de 1 atome d'oxygène. Personne n'est dupe : écrire H2O, ce n'est pas habiller de neuf l'équivalent HO, c'est faire acte d'allégeance à la théorie atomique. Le coup de grâce va venir des gouvernements eux-mêmes, qui ont annexé l'instruction publique dans la sphère de leurs compétences et sont las des escarmouches d'arrière-garde, nuisibles à l'enseignement : les équivalents sont priés de déguerpir des manuels scolaires et de céder la place aux atomes et aux molécules20. Il a dû y avoir pour certains des rentrées universitaires bien pénibles… Plus
tard, on déterminera de façon exacte21
combien il faut
réunir d'atomes d'hydrogène pour faire 1g et l'on
trouvera 6,02.1023 (soit 602 suivi de 21
zéros). Cette constante, l'une des plus importantes
de la chimie-physique, s'appelle nombre d'Avogadro en hommage au
service immense que le grand chimiste italien a rendu à la
science ; il a contribué dans une large mesure à donner
un sens à la prémonition de Lavoisier : "Peut-être
un jour la précision des données sera-t-elle
amenée au point que le géomètre pourra calculer,
dans son cabinet, les phénomènes d'une combinaison
chimique pour ainsi dire de la même manière qu'il calcule
le mouvement des corps célestes."
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Dès le départ j'ai limité mon propos aux années 1700-1860, ce qui ne veut pas dire qu'après 1860 il n'y aura plus de grandes dates pour la chimie, bien au contraire ! A commencer par 1869 avec la classification périodique de Mendeleïev. Mais dès 1860 l'atome a partie gagnée ; il connaîtra encore des péripéties et des difficultés, mais rien ne peut plus l'arrêter dans sa marche. NOTES
B. Bourdoncle sept.
2000
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